La Tension de Hubble

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Introduction

La tension de Hubble représente l'une des contradictions les plus profondes et persistantes de la cosmologie moderne, constituant un défi majeur pour notre compréhension de l'univers et du modèle cosmologique standard Lambda-CDM (ΛCDM). Cette discordance fondamentale entre différentes mesures de la constante de Hubble (H₀) soulève des questions cruciales sur la physique fondamentale et pourrait révéler l'existence de nouvelle physique au-delà de nos théories actuelles[1][5][8].

Nature Fondamentale de la Constante de Hubble

La constante de Hubble H₀ constitue un paramètre cosmologique fondamental qui quantifie le taux d'expansion actuel de l'univers selon la loi de Hubble $$v = H_0d$$ où v représente la vitesse de récession d'un objet cosmologique et d sa distance[17]. Cette constante détermine non seulement l'âge de l'univers ($t_0 \approx 1/H_0$ dans le modèle de de Sitter) mais influence également la géométrie de l'espace-temps et l'évolution cosmologique globale[5].

Dans le contexte du modèle ΛCDM, H₀ s'exprime selon l'équation de Friedmann :

$$H^2 = \frac{8\pi G}{3}\rho - \frac{kc^2}{a^2}$$

où ρ représente la densité d'énergie totale, k la courbure spatiale et a le facteur d'échelle[1].

La précision requise pour H₀ découle de son rôle central dans la détermination des paramètres cosmologiques fondamentaux. Une mesure précise à quelques pourcents près permettrait de contraindre rigoureusement l'équation d'état de l'énergie sombre, la densité de matière noire, et d'autres composantes cosmologiques[10]. Cette précision devient cruciale dans l'ère de la "cosmologie de précision" où les observations atteignent des incertitudes inférieures au pourcent[3].

Méthodes de Mesure de l'Univers Primitif

Approche par le Fond Diffus Cosmologique

Les mesures basées sur le fond diffus cosmologique (CMB) exploitent les oscillations acoustiques dans le plasma primordial avant la recombinaison (z ≈ 1100, soit ~380 000 ans après le Big Bang)[14]. Le mécanisme physique repose sur la propagation d'ondes sonores dans le fluide couplé photons-baryons, créant des fluctuations de densité caractéristiques[43][46].

La taille de l'horizon sonore $r_s$ au moment de la recombinaison constitue une échelle physique bien définie :

$$r_s = \int_0^{z_{rec}} \frac{c_s(z)}{H(z)}dz$$

où $c_s(z)$ représente la vitesse du son et $z_{rec}$ le redshift de recombinaison[43][51]. Cette échelle, projetée sur la sphère céleste, génère un angle caractéristique $\theta_* = r_s/D_A(z_{rec})$, où $D_A(z_{rec})$ est la distance angulaire diamètre jusqu'à la surface de dernière diffusion[46].

La mission Planck a mesuré cette échelle avec une précision exceptionnelle, déterminant H₀ = 67.4 ± 0.5 km/s/Mpc dans le cadre du modèle ΛCDM plat[3][7]. Cette détermination implique trois étapes cruciales : (1) la mesure des densités de baryons et de matière pour calculer $r_s$, (2) l'inférence de $\theta_*$ à partir de l'espacement des pics acoustiques, et (3) l'ajustement du paramètre de densité restant pour reproduire la distance angulaire observée[5]. Cette méthode dépend intrinsèquement du modèle cosmologique adopté et de la physique de la recombinaison[7].

Physique des Oscillations Acoustiques

Les oscillations acoustiques dans le CMB résultent de la compétition entre la pression de radiation photonique et l'attraction gravitationnelle dans le plasma primordial[46][49]. Avant la recombinaison, les photons fournissent une pression énorme et une force de rappel aux perturbations de densité baryonique, créant des oscillations acoustiques à la vitesse $c_s \approx c/\sqrt{3}$[46].

Le premier pic acoustique correspond aux modes ayant effectué 1/4 d'oscillation (compression maximale), tandis que les pics pairs correspondent aux sous-densités maximales de plus faible amplitude car la dilatation doit surmonter l'inertie baryonique[66]. Les creux ne descendent pas à zéro en raison de l'effet Doppler aux maxima de vitesse[66]. Cette physique bien comprise permet une calibration théorique précise de l'échelle caractéristique.

Méthodes de Mesure de l'Univers Tardif

L'Échelle de Distance Cosmologique

L'approche de l'univers tardif repose sur la construction d'une "échelle de distance cosmologique" utilisant des objets de luminosité intrinsèque connue comme "chandelles standard"[18][21]. Cette méthode s'appuie sur trois échelons principaux : (1) les mesures de parallaxe géométrique pour les étoiles proches, (2) les variables Céphéides pour les distances intermédiaires, et (3) les supernovae de type Ia pour les grandes distances cosmologiques[21][27].

Variables Céphéides et Relation Période-Luminosité

Les variables Céphéides constituent l'échelon fondamental de l'échelle de distance grâce à leur relation période-luminosité (PLR) découverte par Henrietta Leavitt[47][50]. Cette relation empirique relie la période de pulsation P à la luminosité intrinsèque selon :

$$M = a \log P + b$$

où M représente la magnitude absolue et a, b des constantes dépendant de la longueur d'onde observée[20][47].

La calibration de cette relation utilise les parallaxes Gaia pour les Céphéides de la Voie Lactée, ainsi que les géométries précises des Nuages de Magellan et de NGC 4258[21][27]. Le télescope spatial Hubble a permis d'observer des Céphéides dans 37 galaxies hôtes de supernovae Ia, établissant le lien crucial vers l'échelon supérieur[21][27].

Cependant, des effets systématiques affectent potentiellement cette calibration. Les différences dans les distributions de périodes entre les Céphéides des galaxies d'ancrage et des galaxies hôtes peuvent introduire des biais[20][47]. Une analyse récente suggère qu'une relation période-luminosité brisée avec des changements de pente aux périodes de ~10 et ~20 jours améliore significativement l'ajustement aux données (p < 0.001)[20].

Supernovae de Type Ia comme Chandelles Standard

Les supernovae de type Ia (SNe Ia) résultent de l'explosion thermonucléaire d'une naine blanche atteignant la masse de Chandrasekhar (~1.44 M☉) par accrétion de matière d'un compagnon binaire[62][65]. Cette origine physique commune génère des courbes de lumière remarquablement consistantes avec des luminosités de pic quasi-identiques (M_B ≈ -19.5)[65][71].

La relation de Phillips établit une corrélation empirique entre la luminosité de pic et le taux de déclin : les SNe Ia plus lumineuses déclinent plus lentement[71]. Cette standardisation réduit la dispersion intrinsèque à σ ~ 0.12-0.18 magnitude après normalisation[71]. Les SNe Ia peuvent être observées jusqu'à des redshifts z > 2, permettant de sonder l'expansion cosmologique sur une large gamme d'époques[69].

La collaboration SH0ES (Supernova H₀ for the Equation of State) a utilisé cette méthode pour obtenir H₀ = 73.04 ± 1.04 km/s/Mpc, en tension de 5.4σ avec la valeur de Planck[21][23]. Cette mesure exploite ~300 SNe Ia à grand redshift calibrées par ~3200 Céphéides observées avec le télescope spatial Hubble[21].

Méthodes de Mesure Indépendantes

Lentilles Gravitationnelles Fortes

Les systèmes de quasars lentillés gravitationnellement offrent une méthode géométrique pour mesurer H₀ grâce aux délais temporels entre images multiples[24]. Le délai observé Δt_obs dépend de la différence de chemin géométrique et du potentiel gravitationnel de la lentille, relié à la distance de délai temporel D_Δt selon des considérations purement géométriques[5].

La collaboration H0LiCOW a analysé sept systèmes lentillés, obtenant H₀ = 74.0 ± 1.7 km/s/Mpc[5][24]. Cette valeur, en accord avec SH0ES, suggère une tendance décroissante de H₀ avec le redshift de la lentille, bien qu'avec une signification statistique limitée (1.7σ)[5]. Cette méthode présente l'avantage d'être relativement insensible au modèle cosmologique de fond et indépendante des Céphéides[24].

Mégamasers Galactiques

Les mégamasers eau dans les disques d'accrétion des trous noirs supermassifs permettent des mesures de distance géométriques directes[5]. Le Megamaser Cosmology Project (MCP) exploite la géométrie Keplérienne de ces disques pour déterminer simultanément la distance et la masse du trou noir central[5].

Cette méthode a fourni H₀ = 73.9 ± 3.0 km/s/Mpc à partir de six galaxies, indépendamment du CMB et des échelles de distance traditionnelles[5]. La précision est actuellement limitée par le faible nombre de systèmes appropriés, mais de futures observations pourraient améliorer significativement ces contraintes[5].

Ondes Gravitationnelles : Sirènes Standard

La détection de GW170817, fusion de deux étoiles à neutrons accompagnée d'une contrepartie électromagnétique, a inauguré l'ère des "sirènes standard" gravitationnelles[5]. L'amplitude de l'onde gravitationnelle dépend de la masse chirp et de la distance de luminosité, tandis que l'identification optique de la galaxie hôte fournit le redshift[5].

Cette méthode donne actuellement H₀ = 70.3 ± 5.3 km/s/Mpc pour GW170817, avec une précision limitée par la dégénérescence entre distance et angle d'observation[5]. L'analyse combinée de 47 sources du catalogue GWTC-3 suggère H₀ = 68 ± 12 km/s/Mpc, bien que avec de grandes incertitudes[5].

Sursauts Radio Rapides

Les sursauts radio rapides (FRB) exploitent la mesure de dispersion dans le milieu intergalactique pour estimer les distances cosmologiques[5]. La mesure de dispersion totale DM_obs = DM_MW + DM_IGM + DM_host permet, combinée au redshift spectroscopique, de contraindre les paramètres cosmologiques[5].

Les résultats actuels varient considérablement : H₀ = 62.3 ± 9.1 à 73.0 ± 12.0 km/s/Mpc selon les échantillons et méthodes d'analyse[5]. Cette dispersion reflète les incertitudes sur la fraction de baryons dans le milieu intergalactique et la distribution des contributions des galaxies hôtes[5].

Comparaison des différentes approches de mesure avec leurs valeurs et incertitudes respectives

Solutions Théoriques : Modifications de l'Univers Primitif

Énergie Sombre Précoce

L'énergie sombre précoce (Early Dark Energy, EDE) représente la solution théorique la plus développée, proposant l'existence d'une composante d'énergie sombre transitoire active autour de l'égalité matière-radiation (z ~ 3000-4000)[30][34][37]. Cette composante contribue à ~10% de la densité d'énergie totale avant de se diluer rapidement comme la radiation ou plus vite[34][48].

Le mécanisme repose généralement sur un champ scalaire φ avec un potentiel périodique ou quasi-périodique, souvent motivé par la physique des axions[48][52]. Pour un potentiel :

$$V(φ) = m²f²[1 - \cos(φ/f)]$$

le champ commence déplacé de son minimum et oscille lorsque 3H(t) ~ m, mimant temporairement une constante cosmologique[48].

Cette énergie sombre précoce réduit l'horizon sonore $r_s$, augmentant l'angle caractéristique $\theta_* = r_s/D_A$ et nécessitant une valeur plus élevée de H₀ pour reproduire les observations CMB[34][37]. Les modèles EDE peuvent réconcilier les mesures Planck et SH0ES, bien qu'ils introduisent des tensions avec d'autres observations comme les oscillations acoustiques baryoniques[53].

Chain Early Dark Energy

Un modèle sophistiqué propose une série de transitions de phase du premier ordre, où l'univers tunnel à travers une chaîne de minima métastables dans un potentiel scalaire[48]. Pour un potentiel quasi-périodique (cosinus incliné) avec N > 20 000 transitions, les transitions sont suffisamment rapides pour éviter les anisotropies à grande échelle dans le CMB[48].

Cette approche présente l'avantage théorique d'expliquer simultanément l'énergie sombre précoce et actuelle si le tunneling devient extrêmement lent dans l'étape finale[48]. L'échelle d'énergie des transitions (~meV) correspond naturellement à la densité d'énergie sombre actuelle[48].

Gravité Modifiée

Les théories de gravité modifiée f(R), f(T), et les théories tenseur-scalaire offrent des alternatives géométriques au problème[35][38]. Dans le formalisme Jordan des théories f(R), une constante de Hubble effective $H_0^{eff}(z)$ émerge naturellement grâce au champ scalaire non-minimalement couplé[35].

Pour un profil φ(z) = φ₀(1+z)^(2α) avec α > 0, on obtient :

$$H_0^{eff}(z) \propto (1+z)^{-\alpha}$$

permettant de réconcilier les mesures à différents redshifts[35][38]. Cette approche prédit une diminution de $H_0^{eff}$ avec le redshift, potentiellement observable dans les futures données[35].

Évolution des Mesures de la Constante de Hubble

Graphique montrant l'évolution temporelle des mesures de H₀ depuis 2001, illustrant la persistance de la tension entre mesures CMB (~67 km/s/Mpc) et distance locale (~73 km/s/Mpc)

Analyses Statistiques et Signification de la Tension

Quantification Rigoureuse de la Tension

La tension de Hubble est quantifiée statistiquement par le nombre de déviations standard σ entre les mesures. Pour des distributions gaussiennes avec moyennes μ₁, μ₂ et écarts-types σ₁, σ₂, la tension s'exprime :

$$T = \frac{|\mu_1 - \mu_2|}{\sqrt{\sigma_1^2 + \sigma_2^2}}$$

Entre Planck (67.4 ± 0.5 km/s/Mpc) et SH0ES (73.04 ± 1.04 km/s/Mpc), cette formule donne T ≈ 5.4σ[5][20]. Cette valeur correspond à une probabilité < 4 × 10⁻⁸ de survenir par hasard dans l'hypothèse nulle d'accord parfait, constituant une évidence très forte de désaccord systématique[5].

L'évolution temporelle de cette tension révèle une tendance préoccupante : alors que les incertitudes individuelles se réduisent avec l'amélioration des observations, l'écart entre les valeurs centrales persiste, augmentant la signification statistique de la discordance[9][13]. Cette persistance suggère l'existence d'effets systématiques non identifiés ou de nouvelle physique[2].

Méthode Principe physique H₀ (km/s/Mpc) Époque sondée Tension avec Planck

Implications pour la Physique Fondamentale

La tension de Hubble constitue le test le plus stringent du modèle ΛCDM à ce jour[1][2]. Si confirmée par de futurs observations, elle impliquerait l'existence de physique au-delà du modèle standard cosmologique, potentiellement révolutionnant notre compréhension de l'univers[1].

Les implications théoriques s'étendent des modifications de la relativité générale aux nouvelles particules et interactions fondamentales[30]. Cette crise pourrait catalyser le développement de nouveaux paradigmes cosmologiques, similaire au rôle des anomalies historiques en physique[1].

La tension de Hubble s'inscrit dans un ensemble plus large de discordances cosmologiques, incluant la tension σ₈ (amplitude des fluctuations de matière), les anomalies CMB à grande échelle, et les curiosités BAO[1]. Ces tensions multiples suggèrent des défaillances systémiques du modèle ΛCDM plutôt que des erreurs observationnelles isolées[1].

Perspectives et Développements Futurs

Observations de Nouvelle Génération

Les missions et observatoires futurs promettent des avancées décisives : le télescope Euclid mesurera BAO et lentilles faibles avec une précision sans précédent[58], LSST découvrira des milliers de SNe Ia et Céphéides, et les interféromètres gravitationnels de troisième génération détecteront des centaines de sirènes standard[5].

Ces observations amélioreront les contraintes sur H₀ au niveau sub-pourcent, rendant impossible d'ignorer les discordances persistantes[51]. La combinaison de méthodes indépendantes multiples permettra de diagnostiquer définitivement l'origine observationnelle ou théorique de la tension[5].

Développements Théoriques

La résolution de la tension de Hubble nécessitera probablement des avancées conceptuelles majeures en cosmologie théorique[1]. Les modèles d'énergie sombre précoce, bien que prometteurs, requirent des affinements pour satisfaire toutes les contraintes observationnelles[53].

Les approches de gravité modifiée et d'interactions dans le secteur sombre offrent des directions alternatives nécessitant développement théorique approfondi[30][35]. L'intégration de ces théories avec la physique des particules et la gravité quantique constituera un défi majeur pour la prochaine génération de cosmologistes théoriciens[1].

La tension de Hubble représente ainsi bien plus qu'une simple discordance observationnelle : elle constitue une fenêtre privilégiée vers une physique fondamentale potentiellement révolutionnaire, promettant de transformer notre compréhension de l'univers dans les décennies à venir[1][2].